Ibrahim Abdelgawad: Reprendre le flambeau

«On ne peut pas acheter du bonheur, mais on peut acheter du fromage, et c’est presque pareil», dit un adage populaire. La phrase prend tout son sens devant l’alléchant étalage vitré qui occupe la majeure partie de la Fromagerie Maisonneuve, au marché du même nom dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve.
Entre une commande à remplir et un client à servir, Ibrahim Abdelgawad, qui s’occupe aujourd’hui de la fromagerie fondée par son père Hussein en 1985, m’emmène dans l’arrière-boutique de l’étroit commerce à aire ouverte. Là, il sort du four des baklavas dorés, qui embaument la pièce de leur chaud parfum sucré. Son visage réservé s’illumine d’un large sourire quand il me tend une (délicieuse) pâtisserie gorgée de miel.
«Mon père faisait cette recette avant d’arriver ici, me raconte-t-il fièrement. Maintenant, c’est mon frère qui prépare les baklavas. Je te garantis que tu n’en as jamais mangé d’aussi bons.»
De père en fils
Ces pâtisseries, que son père, Hussein Abdelgawad, vendait jadis en gros jusqu’à New York et Calgary, ont longtemps servi à soutenir financièrement la fromagerie, devenue rentable il y a une quinzaine d’années seulement. Natif d’Égypte, Hussein a fondé une famille avec une Abitibienne et s’est lancé dans l’industrie du fromage un peu par hasard, après s’être brièvement associé à un ami fromager. «Les premiers hivers, ce n’était pas rare que mon père ne vende que pour une vingtaine de dollars de produits par jour», se souvient Ibrahim qui n’avait que deux ans quand son père a ouvert la fromagerie. Il faut dire qu’à l’époque on était loin des quelque 400 variétés de fromages européens et québécois qui garnissent aujourd’hui les étalages. «Il n’y en avait qu’une trentaine, comme le oka, le jarlsberg, le brie...», énumère Ibrahim. Malgré ce choix limité, la fromagerie a longtemps été le seul commerce ouvert toute l’année au Marché Maisonneuve, quand celui-ci se situait encore dans son ancien bâtiment considéré désormais comme un édifice patrimonial. Depuis le déménagement du marché, en 1995, dans le nouvel édifice érigé juste à côté, sur la rue Ontario, une dizaine de commerces y sont ouverts été comme hiver.
C’est donc avec «de la patience et beaucoup d’efforts» que Hussein Abdelgawad a réussi son pari. Son fils se souvient des longs mois de sa jeunesse durant lesquels il était rare de voir de la viande sur la table parce que ses parents devaient se serrer la ceinture. À son avis, cela a contribué à faire du clan Abdelgawad des gens «assez simples, pas du tout matérialistes», qui n’oublient pas d’où ils viennent.
Et c’est entre autres ce qui l’a incité à reprendre les rênes de l’entreprise familiale, même si, à l’origine, il n’avait pas l’intention de suivre les traces de son père. Quand ce dernier a dû subir une opération au cœur et ralentir la cadence, Ibrahim a eu une sorte de déclic: «Après avoir vu mon père travailler aussi fort, je n’ai pas pu me résoudre à laisser la fromagerie fermer ses portes», explique-t-il d’un ton toujours posé et réfléchi.
Passion fromages
Lui-même travaille encore étroitement avec ses parents plus âgés, mais toujours très énergiques.
« Mon père et ma mère sont encore très actifs! Ils ne ralentissent pas beaucoup la cadence. Le jour où ils vont prendre leur retraite, c’est sûr que ça va être différent, car présentement, ils sont tout le temps avec moi. Je vais m’assurer de continuer sur notre lancée.»
Poursuivre la lancée et évoluer
Ce changement de cap en a provoqué un autre, puisque de son propre aveu, dans sa jeunesse, Ibrahim n’était pas un grand amateur de fromages très goûteux comme «le bleu ou le chèvre». Maintenant, il ne peut se contenter «de petits fromages doux». Cet épicurien trentenaire, qui évoque le sang méditerranéen de sa famille pour expliquer son amour de la bonne chère, connaît aujourd’hui les saveurs de ses produits comme un sommelier connaît les arômes de sa cave. Il n’hésite d’ailleurs pas à faire déguster les nouveaux arrivages à sa clientèle, en expliquant avec précision les particularités de chaque fromage aux gens qu’il sert. «Depuis quelques années, Hochelaga est un peu devenu le nouveau Plateau», dit-il, en précisant que le Marché Maisonneuve, bien que beaucoup plus petit que ses grands frères, Jean-Talon et Atwater, attire toujours plus de résidants du quartier friands de découvertes gastronomiques.
«J’ai des clients très fidèles, que je connais par leur nom», soutient Ibrahim, une étincelle dans le regard, en évoquant ces gens qui le rendent heureux de passer six jours sur sept au travail. Des personnes dont il connaît les problèmes, les joies, les peines. Des mamans qu’il a vues enceintes et dont les petits ont grandi sous ses yeux. «Les enfants des clients, c’est ce qui me met le plus de bonne humeur», lance-t-il avec un grand sourire.
Car la famille, pour Ibrahim Abdelgawad, demeure la priorité. En plus des étudiants qu’il emploie à la fromagerie, ses frères Ahmed et Mahmoud viennent mettre la main à la pâte. Et, à 70 ans, leur père passe encore quelques heures au magasin deux ou trois fois par semaine, «pour montrer que c’est encore lui, le patron!» rigole Ibrahim.
Photos de Maude Chauvin
La grande famille des Marchés publics de Montréal est forte des producteurs, des marchands et des artisans qui la composent. Depuis des années et des générations, ils se lèvent tôt, expérimentent, ratent parfois, recommencent tout le temps, veillent, récoltent et réussissent ! Jour après jour, ils se tiennent fièrement debout derrière leurs étals comme au bout d’une table où ils nous invitent à manger. Ils sont le cœur et l’âme d’un marché, l’essence de sa personnalité, la raison pour laquelle on a envie d’y retourner. La série Portrait de famille tient à rendre hommage et à raconter l’histoire de ces piliers de nos Marchés publics.
Ce projet a été financé par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation dans le cadre du Programme d’appui au développement de l’agriculture et de l’agroalimentaire en région.
